Dans l’interview suivante avec notre rédacteur Ralf Kaminski, Sofia Poku répond à quelques questions concernant son voyage au Sénégal et les coulisses de son travail.
Comment est née cette coopération avec Action de Carême ?
Par hasard. En juin 2022, j’ai exposé à l’université mes dessins réalisés dans le cadre de mon travail de Bachelor sur les peintures rupestres au Maroc, et Vreni Jean-Richard, responsable du programme Sénégal à Action de Carême, est passée devant par hasard alors qu’elle suivait une formation continue dans l’établissement. Elle a tout de suite aimé mes dessins et m’a contactée pour me demander si je pouvais en faire de même pour le Sénégal. Et je me suis dit : pourquoi pas ?
En quoi consistait ta mission exactement ?
Montrer d’un côté le travail mené au sein des calebasses de solidarité et, de l’autre, les effets du réchauffement climatique sur le pays et ses habitant·e·s. L’idée était d’exposer mes dessins lors d’événements en Suisse afin de donner diverses impressions du Sénégal. Vreni m’a vraiment donné carte blanche pour ce projet.
Tu connaissais déjà le Sénégal ?
Non, c’était ma première fois dans le pays. Bien qu’ayant des racines en Afrique de l’Ouest – mon père est originaire du Ghana –, je ne m’étais jamais rendue dans cette région d’Afrique auparavant. C’est pourquoi j’ai été si emballée par le projet. J’ai voyagé seule, encadrée par AgriBio, une organisation partenaire de longue date d’Action de Carême au Sénégal. J’étais un peu anxieuse parce que je ne connaissais personne là-bas.
Quelles ont été tes impressions du pays et de ses habitant·e·s ?
J’ai découvert une population très ouverte et dans l’échange. Et ce, dès mon arrivée à l’aéroport, quand j’attendais qu’un collaborateur ou une collaboratrice d’AgriBio vienne me chercher. Un soldat est tout de suite venu vers moi. Je craignais quelque chose de grave, mais il voulait juste discuter, sans arrière-pensée. Ça a été comme ça pendant tout mon voyage. Si je m’asseyais seule dans la salle du petit-déjeuner à l’hôtel, quelqu’un venait immédiatement s’asseoir avec moi et engageait la conversation. Les gens sont très chaleureux. Et dans les pays islamiques, il est normal d’offrir du thé ou donner à manger à ses convives, ça fait partie de l’hospitalité.
Tu as donc beaucoup mangé ?
Oh oui ! Les plats sont consistants et les portions généreuses – un poulet entier par personne par exemple. Et les gens sont très déçus quand on ne finit pas son assiette. Ils me disaient toujours « Il faut bien manger ». C’est comme ça qu’ils voient l’hospitalité, même si ça implique de se priver parfois. Malheureusement pour moi, ce surplus de nourriture m’a souvent causé des problèmes gastriques et des diarrhées. En effet, les conditions d’hygiène sont très différentes de celles de la Suisse – et j’ai l’estomac fragile. Mais je n’avais pas vraiment d’autre choix que de manger ce qui m’était proposé. À un moment, c’est devenu tellement invivable que j’ai dû écourter mon séjour dans le nord du Sénégal pour retourner dans la ville de Thiès, dans un hôtel, pour me reposer, profiter de la climatisation et réduire mon alimentation. J’avais environ quarante degrés de fièvre, soit à peu près autant que la température ambiante. Dans le sud, il ne faisait pas aussi chaud, mais mon état ne s’est vraiment amélioré qu’une fois de retour en Suisse.
Dans le nord, as-tu visité des projets d’Action de Carême ?
Oui, j’ai passé quelques jours dans une grande famille d’accueil, où j’ai pu visiter les environs, faire de nouvelles expériences, le tout accompagnée par l’artiste sénégalais Mahanta, qui peint lui aussi.
Avez-vous échangé sur vos œuvres ?
Oui un peu, mais on est chacun restés concentrés sur notre propre travail. On traite souvent des mêmes thèmes, mais dans un style et sous une perspective différente.
Tes sujets sont multiples : des personnes, des animaux, des paysages, parfois tu donnes aussi la parole à des habitant·e·s. Il y a aussi beaucoup de verdure.
Oui, en août, c’est la saison des pluies, mais cette année les précipitations ont été moins importantes que d’habitude, conséquence du réchauffement climatique. Sur mes dessins, on peut voir aussi que je me suis rendue dans des régions très arides. En effet, plus on va vers le nord, plus il fait sec et chaud. Ceux et celles qui le peuvent se lavent plusieurs fois par jour car la chaleur fait énormément transpirer. Mais dans de nombreux villages, les habitant·e·s n’ont pas accès à l’eau, ou seulement à des puits.
Qu’as-tu pensé de notre travail sur le terrain ?
J’ai pu voir beaucoup de choses : non seulement les méthodes agricoles et le fonctionnement des calebasses de solidarité, mais aussi à quel point les organisations partenaires sont bien équipées pour faire leur travail et en documenter l’impact. J’ai pu assister à une réunion de calebasse à laquelle des femmes participaient : elles se sont assises autour du récipient et ont parlé, parlé, encadrées par des animateurs et animatrices. Mon impression ? Que plus les femmes s’amusent, plus elles contribuent à la caisse.
Et les gens dans tout ça ?
Ils sont pauvres, mais l’aide apportée par Action de Carême fait vraiment la différence. Aussi parce que les approches adoptées tiennent compte des traditions locales. J’ai entendu des histoires de femmes au sein des calebasses qui, grâce à l’aide financière, ont pu surmonter des difficultés qui auraient entraîné d’importants problèmes autrement. Cela leur permet notamment d’acquérir une certaine autonomie vis-à-vis de leur mari. Pour ma part, malgré la pauvreté, je n’ai jamais vu le moindre sans-abri ou mendiant·e dans la rue, sans doute parce que l’entraide est particulièrement ancrée dans la culture sénégalaise, en particulier vis-à-vis des plus démuni·e·s. Mais par contre, il y a des déchets partout parce que le pays ne possède pas le moindre système de collecte, même dans les villes. Et bien sûr, ça ne sent pas très bon. Un jour, quelqu’un m’a dit : « La pauvreté, ça pue » – et malheureusement, ce n’est pas faux.
Pourtant, ce n’est pas quelque chose que tu montres dans tes dessins.
C’est vrai, j’ai omis les déchets et les mauvaises odeurs, mais pas consciemment en fait. Disons que c’est arrivé comme ça. Ce serait un thème important à aborder, absolument, car c’est là une conséquence des conditions de vie sur place. Mais j’ai été davantage marquée par d’autres sujets.
Outre les problèmes d’indigestion, as-tu été confrontée à d’autres situations difficiles ?
Parce qu’elles vivent dans la pauvreté, de nombreuses personnes sont amenées à demander de l’aide, et ce, de manière plus ou moins discrète. Parfois, elles n’hésitent pas à demander directement de l’argent, mais surtout de l’aide pour entrer en Suisse d’une manière ou d’une autre. Pour elles, le fait d’être en contact direct avec une personne qui vient d’un pays prospère constitue une opportunité unique. Je me suis parfois retrouvée dans des situations désagréables, mais je suis toujours parvenue à décliner gentiment et à maintenir une certaine distance. Peut-être parce que j’ai été confrontée à ce type de situations avec mon père, qui aide certes sa famille au Ghana, mais reçoit aussi plus de demandes qu’il ne peut en satisfaire.
Comment et où as-tu réalisé tes dessins ?
Il y a des jours où je n’ai pas dessiné du tout, surtout dans le nord, quand j’ai eu des problèmes de santé. J’avais trop chaud et je trouvais l’environnement trop bruyant. Je ne me suis vraiment lancée que dans la dernière partie, à l’hôtel, en ville, en puisant dans mes souvenirs ou en m’inspirant de mes photos. Mais plus de la moitié de mes croquis ont vu le jour une fois de retour en Suisse. Il m’a fallu du temps pour digérer tout ce que j’avais pu voir sur le terrain.
Pourquoi parfois en couleur et parfois en noir et blanc ?
Au début, j’ai privilégié des esquisses au crayon parce que je ne savais pas encore trop comment utiliser la couleur. Pour mes dessins en couleur, j’ai utilisé des crayons de couleur, des feutres et des pastels. Et pour mes échantillons de couleur, j’ai travaillé directement sur ordinateur.
Qu’espères-tu transmettre au public avec tes dessins ?
Que le Sénégal est un pays vivant, vibrant, coloré, où tout le monde ne vit pas dans la misère. Et aussi que les habitantes et les habitants sont fiers de leur culture et de leurs traditions. Je veux montrer toute la richesse et la complexité du pays. Parce que le Sénégal a du potentiel ! Il possède des bases solides sur lesquelles nous pouvons construire.
Sur Sofia
Sofia Poku, 24 ans, poursuit un master en médiation artistique avec une spécialisation en enseignement des arts à l’Université des arts de Zurich. Elle partage son temps entre sa colocation à Winterthour et la maison familiale à Rebstein (SG). À l’avenir, elle aspire à devenir professeure de lycée ou à travailler dans le domaine du social.