Interview de Perrine Hervé-Gruyer par Protestinfo, Anne-Sylvie Sprenger, 26 novembre 2019
Comment êtes-vous passée de votre ancienne vie de juriste internationale en Asie à maraîchère bio, chantre de la permaculture?
Ça ne s’est pas fait en un jour! Quand j’étais dans mon ancien métier, j’aimais ce que je faisais, mais je ressentais le besoin de donner du sens à ma vie, donc à ma carrière. Je réfléchissais depuis un petit moment à ce que je voulais faire quand j’ai rencontré mon mari. Comme il vivait en France, il a fallu que j’y pose mes bagages. De là, on a dû réinventer notre vie. Il avait cette petite maison à la campagne, on voulait y vivre – en tout cas partiellement – et on avait tous les deux un rêve d’autosuffisance. On est parti de ça.
Et ensuite?
Il a tellement aimé s’occuper de la terre, qu’il a voulu en faire son métier. De mon côté, j’étais d’accord pour l’aider, mais je ne me voyais pas vendre des légumes! C’était impossible! Et puis, je me suis fait prendre au jeu, je me suis littéralement fait happer. Donc tout a commencé un peu malgré moi, j’aimais cultiver pour nous, mais je n’avais jamais pensé devenir agricultrice professionnelle.
D’où est né ce rêve d’autosuffisance?
Je crois que nous sommes tous les deux un peu idéalistes. Et pour ma part, je ne suis par nature pas très consommatrice. J’ai beaucoup de mal avec cette société de consommation, j’ai très vite eu le sentiment qu’elle nous capturait. De ce fait, fabriquer certaines choses par soi-même me semblait une piste intéressante. Pour tout vous dire, quand on est arrivé en Normandie, je pensais retrouver, comme dans mon enfance, des petites fermes où on allait acheter le beurre, la crème, les œufs. Et en fait, pas du tout: ça n’existait déjà plus ces petites fermes. Donc faute de les avoir dans notre voisinage, on les a recrées nous-mêmes.
Vous êtes croyante. Que lien faites-vous entre la spiritualité et votre engagement?
Ils sont plus que liés. Alors, ça ne se dit pas à tout le monde, surtout en France, mais c’est évident qu’au quotidien, la permaculture rejoint ma pratique spirituelle. Je suis catholique, je suis chrétienne, c’est mon éducation, ma culture, mes racines. Je me revendique vraiment de cela, même si je n’ai pas toujours adhéré à la façon dont l’Église appréhende la nature. Pourtant, je n’ai jamais été aussi émue que quand j’ai lu l’encyclique Laudato si’ du pape François il y a quelques années. Parce qu’enfin, un pape, et du coup toute l’Église, parlait de l’environnement tel que nous l’appréhendions. Pour moi, c’est le meilleur livre de permaculture à ce jour!
Comment pensez-vous que les Églises pourraient-elles concrètement soutenir ce genre de démarche?
Plus encore que les soutenir, elles peuvent les promouvoir! Il y a deux ans de cela, nous avons accueilli trois journées de séminaire pour des abbayes et monastères qui pratiquent l’agriculture. Ils venaient s’informer sur la permaculture et la façon dont nous la pratiquions ici. Les lieux de foi sont des vitrines – pas des vitrines que pour l’image, mais qui servent aussi aux moines et aux moniales à vivre en créant leur activité économique. Ils peuvent vraiment être de formidables rampes de lancement.
Pensez-vous vraiment, comme le proclame le titre de ce cycle de conférences, qu’il n’est pas trop tard?
Je crois que l’effondrement va se produire, j’en suis persuadée. Les crises sont inévitables, étant donné là où on a emmené nos sociétés. Les conjonctions sont trop fortes, entre crise économique, environnementale, sociétale et sociale, climatique, crises des réfugiés, etc. On a vraiment une bombe à retardement sous la main. Ce que je sais pourtant, c’est que notre lutte ne consiste pas à les éviter, mais au contraire à les amortir pour mieux rebondir après.
On n’a pas tous la possibilité de produire sa propre nourriture. Notre petite marge de manœuvre en tant que simple consommateur peut-elle réellement faire le poids?
Bien évidemment! Parce que le consommateur a ce pouvoir aujourd’hui de déterminer d’où vient la nourriture qu’il achète et donc qu’il consomme. Et si dès aujourd’hui, il arrive à sécuriser une petite agriculture paysanne, qui maille nos territoires de petites identités qui vont pouvoir vivre décemment de leur travail sans devoir aller pleurer pour demander des subventions, on aura clairement gagné. C’est donc maintenant qu’il faut mettre en route ce nouveau système.
De quelle manière, concrètement?
Je dis à tous les porteurs de projets que nous accompagnons qu’il ne faut pas s’installer seul en agriculture. Aujourd’hui on ne peut plus, le modèle sociétal et agricole a changé. Avant, on avait trois générations qui vivaient dans la même ferme avec de l’entraide familiale très forte, aujourd’hui on ne peut plus se fier à ce modèle-là. Il faut donc réinventer un modèle d’agriculture, avec de la coopération entre les producteurs. C’est ça l’avenir. Cette agriculture où on a un homme sur un tracteur sur des centaines d’hectares, ce n’est pas durable, on le sait. À la première crise pétrolière, c’est foutu.
Pourquoi tarde-t-on autant à mettre en place ce nouveau modèle?
C’est compliqué, car pour rendre cette autre agriculture viable, cela demande du temps. Les premières années, on est tout affairés à mettre en place l’écosystème, produire du sol là où c’est nécessaire, planter les arbres, installer les haies, creuser les mares, cela prend du temps, il faut donc pouvoir patienter. Or on n’est pas habitués dans nos sociétés actuelles à cette temporalité de la nature. Ce n’est pas comme cette agriculture dite moderne, où on arrive sur un champ avec son gros tracteur, on laboure, on sème, et tout de suite ça rend. Nous, ce qu’on essaie de faire, c’est d’installer des systèmes qui vont être résilients à terme et qui, année après année, vont se renforcer et devenir plus performants – économiquement parlant, et surtout écologiquement parlant.
Est-ce qu’il ne faut pas aussi renoncer à un certain mode de vie, aller vers plus de décroissance?
Je ne sais pas si le mot décroissance est bon, je ne suis pas sûre que ce soit un renoncement, mais plutôt une question de priorités, de choix qui impliquent un mode de vie différent. Il s’agit de se réaligner par rapport à ses propres envies, se reconnecter à ce qui nous fait vibrer. Le terme «décroissance» porte en lui beaucoup de négatif. Certes, quand j’ai fini de m’occuper de tout ce dont il faut s’occuper, je n’ai plus forcément le temps ni le loisir d’aller faire je-ne-sais-quoi, dépenser je-ne-sais-quoi, je-ne-sais-où. Mais est-ce que ce serait vraiment ce dont j’ai profondément envie?
Dans ce pas de côté par rapport à ce que la société nous propose, comme par exemple le shopping à outrance, n’y a-t-il pas précisément quelque chose de l’ordre de la spiritualité?
Oui, parce que la joie et l’alignement peuvent être ailleurs. Quand je regarde les couleurs de l’automne, ça me transporte littéralement. En ville, c’est plus compliqué, mais je crois qu’il faut ouvrir, nettoyer son regard un peu embrouillé de tous les stimuli visuels ou sonores qu’on a autour de nous. On a un bon petit ménage à faire, et ça, c’est ce que la spiritualité nous invite aussi à faire: un bon petit ménage par rapport aux stimulations qui nous sont offertes au quotidien pour revenir à des choses assez essentielles, qui nous remplissent de joie et de profondeur. Donc oui, il y a quelque chose de très spirituel là-dedans.